Maîtriser sa respiration. La calquer sur celle de la Terre, de la Vie, du Samsara. Inspiration, l’oiseau s’envole. Expiration, le lézard s’arrête sur une pierre.
Assis en tailleur, Bikkhu sentait le souffle de la Vie le traverser de part en part, irriguer ses chakras, insuffler chacune de ses fibres. Comme tous les jours, tous les mois, tous les ans. Pourtant, ce matin, une voix dissonante se mélangeait au rythme habituel de son souffle. Depuis le début de sa méditation, le tigre avait essayé de ne pas penser à cette perturbation. Il était resté centré, concentré, et n’avait pas laissé ses pensées dériver. Mais cette technique ne pouvait pas durer éternellement.
C’est lorsque le nuage cacha le soleil qu’il lâcha prise. Il fallait qu’il affronte ce nouveau venu. Il prit une grande inspiration et fit tinter la clochette qu’il gardait à côté de lui. Un son harmonieux et puissant s’en échappa. Les yeux fermés, le moine pouvait visualiser les échos de la vibration qui se répercutaient sur les arbres, les pierres, le monastère au loin. Il délia ses épaules, laissa son esprit vagabonder. Il entrevit une silhouette longiligne, ondulante, nimbée de violet – pas le violet de l’illumination, du Nirvana, mais une couleur sale, terne, envahissante – une personne qui s’était tournée vers le côté obscur… Bikkhu tressaillit. Serait-ce son passé qui refaisait surface ?
S’efforçant de laisser sa peur de côté, le tigre ouvrit les yeux. Devant lui, se tenait la longue silhouette d’un cobra. Plié en avant, de petites lunettes rondes posées devant ses yeux, il semblait s’intéresser à un scarabée posé sur une pierre. Il l’observa longuement, immobile comme une statue, puis s’en désintéressa.
Bikkhu plissa les paupières. C’était bien cette silhouette qu’il avait vue, quelques minutes plus tôt. Il ne percevait pas son aura en ce moment, mais il la devinait sombre et torturée. Il se redressa et l’interpella.
Bonjour étranger. Que cherchez-vous par ici ?
– Sssscarabaeinae Ssssisyphus, siffla l’individu.
– Je vous demande pardon ?
– Un ssscarabée très rare qui vit dans ces montagnes. J’en cherche un aux ailes bleues.
Malgré la lumière du matin qui lui piquait les yeux, le tigre ne lâchait pas un instant le serpent du regard. Ce dernier, en revanche continuait à scruter le sol, se penchant parfois de manière fluide et silencieuse jusqu’à goûter la terre avec sa langue. Une impression étrange commençait à gagner le moine, celle d’avoir déjà rencontré ce visiteur. Il y a très longtemps de cela…
Cela fait-il longtemps que vous le cherchez ?
– Plusieurs… années, répliqua le cobra.
Il s’était repris. Et Bikkhu savait ce qu’il avait eu l’intention de dire en premier lieu.
– Plusieurs années ? Je ne vous ai pourtant jamais vu par ici.
Le chercheur se tourna brusquement vers lui et planta son regard dans le sien. Instantanément, la connexion se fit. Les Chercheurs se reconnaissent au premier regard. Toujours. Et ils ne manquent jamais une occasion de se saluer, même s’ils le font rarement exprès.
Le moine savoura le moment. Il n’avait plus peur que son passé violent ne revienne le hanter. Car ce qui se déroulait en ce moment était autrement plus important. Le serpent, tout comme lui, avait entrepris un voyage incroyablement long. Un voyage qui les conduirait jusqu’aux limites du Samsara.
Le nouveau venu eut un geste en sa direction. Sa langue sortit plusieurs fois de sa gueule, comme s’il tentait de le goûter à distance.
Bikkhu se détendit. Il savait que l’autre ne pouvait rien lui faire. Éliminer un concurrent était certes toujours tentant, mais le Samsara ne tolérait pas ce genre d’action. Tout ce que pouvait faire le serpent, c’était salir son karma et se retarder dans la course.
Avez-vous déjà trouvé… des Amulettes ? tenta le moine.
– Des Amulettes ! s’étonna le serpent. Quelle drôle d’idée!
– Ce n’est pas plus bête que de collectionner des animaux. Et certaines ont plus de valeur que d’autres.
Le cobra sourit. Ce n’était pas une vision agréable, mais Bikkhu comprit au moins que son masque venait de tomber.
– Je vois… susurra le scientifique. Effectivement, je ne peux pas vous le cacher, j’ai déjà récupéré quelques Amulettes. Quatre, pour être exact. Même si je ne conserve pas le moindre souvenir de la manière dont c’est arrivé.
Le moine écarquilla les yeux. Quatre Amulettes ! Lui-même n’en était qu’à deux.
– Vous êtes très efficace, félicita le tigre. Mais n’oubliez pas que la dernière Amulette est la plus difficile à obtenir.
– Je le sais, petit moine. C’est bien pour cela que je travaille ma connaissssance. Plus j’en engendrerai et mieux je saurai où trouver la dernière Amulette.
– Eh bien… bon courage !
Le sourire du serpent s’élargit, découvrant une paire de crocs gorgés de venin.
– La ssspiritualité, souffla-t-il. Comme c’est noble, comme c’est beau ! Vous savez, j’en étais là moi aussi… au début. Cette voie est trop longue. Vous n’y arriverez pas comme ça.
– La spiritualité pour atteindre le Nirvana ? Ça me paraît pourtant approprié.
Le serpent secoua la tête et se détourna, mécontent. En quelques secondes, il glissa hors de la vue du moine. Ce dernier posa ses mains sur ses genoux et expira lentement.
Ussagah glissa hors de vue du tigre, mais ne s’éloigna pas pour autant du monastère. Il cherchait ce sisyphus depuis longtemps, trop longtemps. Et s’il se trompait ? Et s’il suivait une mauvaise voie depuis toutes ces années ? La confiance du moine avait ébranlé ses conviction.
Il se glissa dans la forêts de pins toute proche et chercha une proie pour combler son appétit naissant. Ainsi que sa frustration grandissante. Il jeta son dévolu sur un rat. La pauvre bête n’eut pas le temps de voir de quel côté venait son prédateur qu’elle fut engloutie vivante. Ussagah sentit avec délectation la fourrure du rongeur glisser dans sa gorge et imagina que c’était un tigre qui se débattait à l’intérieur de lui.
Sylas